Prologue

Une fille dans le miroir

Je parie que j’ai regardé mon reflet dans des miroirs de salles de répétition exactement semblables à celui-ci pendant des centaines et des centaines d’heures.

Le plus souvent trempée de sueur et priant pour que mes orteils se détachent et tombent à cause des innombrables ampoules et des ongles déchirés. Ou bien occupée à m’observer tenter de cligner de l’œil, secouer mes cheveux et sourire pile au bon moment pendant que notre coach – « La Générale » – me hurle dessus parce que j’ai toujours un demi-temps de retard.

À présent, alors que je suis regroupée dans cette salle avec vingt-quatre autres apprenties – qui s’entraînent toutes depuis beaucoup, beaucoup plus longtemps que moi – mon reflet me ressemble, mais la fille dans le miroir, c’est moi à travers un filtre Snapchat. On pourrait croire que de longues mèches de cheveux violet-argenté ont poussé naturellement sur sa tête toute sa vie. On pourrait croire qu’elle est née avec ces yeux bleus d’outre-monde, capables de transpercer votre âme. On pourrait croire qu’aucun bouton n’a jamais entaché sa peau fraîche et immaculée.

Elle ne révélerait jamais que son cuir chevelu la brûle à cause du décolorant, que ses yeux sont irrités par les lentilles de contact et que sous les couches de maquillage K-beauty « effet naturel », elle a l’air de n’avoir pas dormi depuis des semaines – parce que c’est le cas.

Cette fille, c’est moi, mais pas tout à fait. Je suis toujours Candace, du New Jersey. Mais cette version de moi sait comment surmonter la douleur, les bleus et les pieds ensanglantés, le mal du pays et les régimes inhumains. Elle sait dépasser les critiques et les insultes, concentrée sur le but ultime. Elle a laissé derrière elle des amis, elle a dit au revoir à sa famille, elle a volé jusqu’à Séoul. Elle a été disséquée par des salles entières de cadres plus âgés que son père.

Et en plus, je n’ai pas touché à mon téléphone depuis trois mois. J’ai surmonté tout ça.

Derrière une porte fermée, le PDG de S.A.Y. Entertainment, les cadres supérieurs et des investisseurs décident de la composition finale de leur nouveau groupe de filles super-hype, la version féminine du plus célèbre boys band de K-pop au monde, SLK. Les filles prient et font les cent pas. D’autres se balancent d’avant en arrière, se parlant à elles-mêmes. La plupart pleurent déjà.

Bizarrement, je me sens parfaitement calme. Je m’approche du miroir pour mieux voir mon visage, familier mais étranger. Ça me tombe dessus : à quel point j’ai envie de ça. Je l’ai combattu à la sueur de mon front. J’ai tout abandonné pour ça.

Je le mérite.

Je crois de tout mon cœur que je suis sur le point de devenir une idole de la K-pop. Et quelles que soient les autres filles choisies, on va tout déchirer. Pas seulement en Corée ou en Asie, mais dans le monde entier. C’est mon destin. Je peux le sentir jusque dans les racines de mes cheveux violet-licorne.

Chapitre 1

Êtes-vous cette licorne ?

Quatre mois plus tôt...

Un de mes plus grands talents dans la vie est la pratique du « air-archet ». C’est l’équivalent orchestral de chanter en play-back, sauf que ça n’a rien de cool et ne le sera jamais. Il n’y aura jamais d’émission télévisée intitulée « Air-Archet Battle ».

Le Fort Lee Magnet Symphony Orchestra donne le coup d’envoi de la manifestation de printemps des classes d’arts du spectacle avec une interprétation entraînante du Printemps d’Antonio Vivaldi (un peu téléphoné, je sais). Je fais osciller mon archet quelques centimètres au-dessus des cordes tandis que je me balance d’avant en arrière, retroussant ma lèvre supérieure comme si quelque chose sentait mauvais, le tout pour donner l’impression que mon corps tout entier est submergé par des vagues d’émotion musicale – même si je ne produis aucun son. C’est mieux pour tout le monde que je me contente du « air-archet », qu’on ne puisse pas m’entendre.

Si ça ne tenait qu’à moi, j’enverrais valser mon alto jusque dans l’espace. C’était l’idée d’Umma, quand j’ai eu cinq ans, de me mettre à l’alto. Étant donné que peu d’enfants choisissent cet instrument, elle a pensé qu’il serait plus facile pour moi de me démarquer et d’être acceptée dans les prestigieux orchestres pour jeunes, ce qui est un vrai plus dans les dossiers de candidature aux universités.

Eh bien, tel est pris qui croyait prendre. Dix ans plus tard, je suis tout au fond de la section alto avec mon partenaire de pupitre tout aussi nul, Chris DeBenedetti. Et soyons honnêtes : les altos sont les choristes des orchestres. Nous sommes indispensables, mais personne ne nous regarde. Les violons sont les chanteurs glamour qui raflent tous les meilleurs rôles, toutes les notes d’argent. Les violoncelles sont les plus sexy, mystérieux et rêveurs, avec le plus de followers sur Instagram.

Les altos sont aux instruments à corde ce qu’est Michelle Williams au groupe Destiny’s Child… sauf qu’ils ne sont ni cultes ni meilleurs amis avec Beyoncé.

Ce n’est que lorsque nous nous levons tous pour saluer, à la fin du morceau, que j’aperçois Umma et Abba dans le public. Abba applaudit frénétiquement, en pleine standing ovation, pendant qu’Umma me mitraille au flash dans mon horrible uniforme (un chemisier blanc à froufrous et une jupe longue verte). Je souris lamentablement, aveuglée, jusqu’à ce que nous puissions tous nous rasseoir pour écouter les numéros de la chorale, ce pourquoi le public est venu.

Contrairement à tous les stéréotypes de films de lycée, la chorale est en fait peuplée des élèves les plus cool de Fort Lee Magnet. Elle est considérée comme la « plus facile » des options artistiques obligatoires, et regorge donc de filles populaires et de sportifs, y compris mon frère aîné, Tommy.

La chorale compte tellement de membres que pour l’événement ils se sont divisés en plusieurs groupes. Pour le numéro d’ouverture, Tommy et vingt de ses potes se pavanent sur la scène en débardeurs fluo, bandeaux anti-transpiration et chaussettes montantes ; les élèves du public, surtout les filles, pètent un câble. Les mecs se lancent dans une reprise pleine d’ironie du classique What Makes You Beautiful du boy’s band One Direction.

Les gars ne sont pas de bons chanteurs ; ils tournent ça en dérision, braillant à tue-tête en déroulant tous les mouvements de base du boys band : dessiner des cœurs en l’air, pointer des filles dans le public, mettre la main sur leur poitrine et faire des clins d’œil. Mais ils se fichent tellement du ridicule que je suis obligée d’admettre que leur performance est franchement plutôt cool. Tommy et ses amis de l’équipe de baseball tiennent le devant de la scène, Tommy au centre. Je vois ma meilleure amie, Imani, assise au premier rang, se pâmer littéralement – elle a toujours dit que mon frère était son « premier objet de désir », ce qui est tellement dégueu et gênant que je n’ai même pas de mots.

Il y a quelque chose, je ne sais pas quoi, à voir Tommy et tous ces gars là-haut qui me fait soudain serrer les poings. Une brusque envie de fracasser mon alto sur le sol me traverse l’esprit.

C’est tellement injuste. C’est moi qui suis capable de chanter – du moins je le crois, car je chante uniquement seule dans ma chambre. Alors pourquoi Tommy a-t-il le droit de se trémousser dans une tenue débile, encouragé par toute l’école, alors que je suis cachée à l’arrière de l’orchestre ?

Peu importe le nombre de fois où j’ai supplié Umma de me laisser arrêter l’alto pour me concentrer sur le chant, elle refuse obstinément. La dernière fois que j’ai abordé le sujet, elle a crié « Bae-jjae-ra ! », ce qui signifie littéralement : « Ouvre-moi le ventre et laisse-moi me vider de mon sang ! » Super dramatique, mais en gros, c’est l’équivalent coréen de « Plutôt crever ! »

Le plus injuste, c’est que je suis à peu près sûre que je n’ai pas le droit de rejoindre la chorale justement parce qu’elle sait que je le prendrais au sérieux, contrairement à Tommy. « Tu peux chanter sur ton temps libre, m’a-t-elle dit un jour. Le chant n’est pas un art digne. Il faut tirer le son du plus profond de soi en déployant tant d’efforts – tout le monde peut voir combien ça te coûte. »

Le préjugé d’Umma contre le chant est très étrange – elle chante elle-même plutôt bien. Umma et Abba ont tous deux fréquenté une prestigieuse école de musique en Corée, c’est comme ça qu’ils se sont rencontrés. Abba faisait des études pour devenir chef d’orchestre et Umma apprenait l’art lyrique. Je sais aussi qu’aucun des deux n’a terminé ses études et qu’ils sont venus en Amérique après avoir abandonné. Aucun des deux ne travaille dans la musique aujourd’hui – ils tiennent une supérette à Fort Lee – donc je sais que les rêves d’artiste d’Umma ont mal tourné, à un moment ou un autre, mais elle n’en parlera jamais. Ça restera l’un de ces secrets de famille, probablement pour toujours.

Je pose mon alto par terre – ce qui ferait bondir Mme Kuznetsova, la chef d’orchestre – et m’avachis sur mon siège. Le jour viendra-t-il jamais où ce sera moi qui chanterai et sautillerai sur scène sans me soucier de ce que pensent les gens ? Probablement pas avant la fin du lycée, quand je serai quelque part, loin de ma famille. Entre-temps, il ne me reste qu’à ronger mon frein quelques années de plus, à jouer le rôle de la Coréenne discrète qui prend tous les cours d’excellence, obtient les meilleures notes, joue d’un instrument classique et ne se plaint jamais. 


Après le spectacle, Imani et Ethan passent à la maison. On est vendredi soir et on s’adonne à notre activité préférée : traîner dans ma chambre, grignoter n’importe quoi et mater des vidéos sur YouTube.

Ce n’est pas que nous soyons complètement rejetés, même si on forme un bon groupe dans les cours pour intellos. C’est juste qu’aux soirées ou aux matchs de foot, on préfère passer du temps à partager tous les trucs bizarres qui nous obsèdent : les clips de RuPaul’s Drag Race qu’on regarde en boucle, des vidéos de mukbang , les beauty-vloggers dont on se moque mais qu’on adore en secret. (« Il en faut peu pour un effet max », aime répéter Ethan en faisant semblant de se tamponner du blush sur les pommettes. « Et surtout, n’oubliez pas votre arc de Cupidon ! »)

Après avoir regardé un minuscule mukbanger démolir huit paquets de nouilles Nuclear Fire en moins de quatre minutes, Imani prend les commandes de mon ordi. Je sais déjà ce qu’elle va chercher maintenant : la performance du groupe SLK chantant Unicorn sur le plateau du « Saturday Night Live » de la semaine dernière.

— J’adore SLK ! Je les adore, je les adore, je les adore ! dit Ethan, tandis que l’animatrice, Jennifer Lawrence, présente le groupe.

— Pfff, quel simulacre d’humain ne les adore pas ? demande Imani.

Je hausse les épaules.

— Mouais, ils sont pas mal.

— OK, donc ce simulacre d’humain… dit Imani en me lançant un regard noir. Franchement, meuf, parfois je crois que je suis plus coréenne que toi.

De fait, Imani est en ce moment-même carrément en train de se gaver de kimchi qu’elle avale à même le pot. Même moi je ne peux pas manger du kimchi comme ça – je l’aime en accompagnement, surtout avec du riz au curry ou des nouilles de haricots noirs, mais c’est bien trop fort pour que je l’avale tout seul.

— Je veux dire, je suis super contente qu’un groupe asiatique soit aussi populaire et fasse la couverture de magazines et tout ça, mais leur musique me semble un peu… fabriquée, non ?

— Meuf, tu sors, déclare Imani en fermant le bocal de kimchi et en retournant sur mon lit serrer mon oreiller géant en forme de baleine, MulKogi (« MulKogi » veut dire « viande de la mer » ou « poisson » en coréen). Comme si la pop américaine n’était pas fabriquée… Chacun des membres de SLK sait parfaitement chanter et rapper – One.J a écrit lui-même une tonne de leurs plus gros tubes. Et cette chorégraphie, c’est une tuerie !

— Ouais, regarde ça, Candanista, renchérit Ethan, complètement hypnotisé. Les One Direction, ils se contentaient d’être debout sur scène et ils sautillaient vaguement de temps en temps, alors que ces gars-là, ils envoient du lourd !

OK, je ne sais pas trop pourquoi je mens à mes amis, là maintenant – je devrais probablement voir un thérapeute pour éclaircir tout ça – mais en fait, je suis méga-fan de SLK en secret. J’ai visionné des heures de leurs performances dans des music shows* coréens, des heures de leur programme de téléréalité, SLK Adventures, sur YouTube. Et depuis que SLK cartonne aux États-Unis je me suis mise à suivre d’autres groupes de K-pop, surtout le groupe féminin QueenGirl, en tournée avec Ariana Grande, en ce moment-même. Rien ne plairait plus à Imani, la plus grande fan de K-pop que je connaisse, de partager cette obsession avec moi. Mais pour une raison inconnue, j’ai un peu honte. N’est-ce pas tellement attendu que la Coréenne de service soit à fond dans la K-pop ?

Sur l’écran, les cinq garçons de SLK bougent de façon parfaitement synchronisée, même quand ils font carrément des sauts de main. Chacun arbore une couleur de cheveux différente – manifestement ils passent autant de temps en maquillage et costumes que n’importe quel groupe féminin. Chacun à sa façon est complètement canon, surtout One.J, le leader du groupe qui se trouve toujours devant et au centre. Chaque trait de son visage semble avoir été créé dans un labo, dans le but d’être aussi télégénique qu’il est humainement possible : ses yeux ténébreux étirés en amande, ses lèvres couleur de bonbon, sa mâchoire taillée en V. Curieusement, aucun de ses gestes ne semble avoir été répété. Quand tous les garçons se passent la main dans les cheveux, on dirait que One.J le fait spontanément, et que les autres, voyant à quel point c’est cool, ont décidé de l’imiter.

Le public du Saturday Night Live bascule dans l’hystérie quand les gars se lancent dans la choré d’Unicorn. Unicorn est un tube de malade même si le refrain, la seule partie de la chanson en anglais, ne veut pas dire grand-chose. “Baby, now I believe in unicorn / You’re the girl I been searching for / Searching under all the ra-ainbow / Baby, all I know / You’re my one-in-billion unicorn.” 

Quand le morceau se termine, on est tous les trois en train de danser, chantant à pleins poumons. Imani secoue ses cheveux dans tous les sens, Ethan fait la marche du canard, et je remue mon corps sans aucune considération de rythme ou de dignité.

— OK, d’accord, je halète quand la chanson s’arrête. Celle-là est une putain de tuerie.

Juste après la performance du SNL, Unicorn recommence. On est prêts à hurler les paroles de nouveau du début à la fin, mais ce n’est pas le clip qui démarre, c’est une pub (tellement de pubs sur YouTube). Les mots : « ÊTES-VOUS LA PERLE RARE ? » défilent sur l’écran. Puis : 

« S.A.Y. ENTERTAINMENT

L’ENTREPRISE QUI VOUS DONNE LE PHENOMENE MONDIAL N°1 SLK

RECHERCHE SON TOUT PREMIER GROUPE DE FILLES »

Et ensuite, un clip des garçons de SLK qui font la moue en lançant des regards torrides à la caméra, la lumière réfractée par leurs pommettes scintillantes.

NOUS RECHERCHONS DES FILLES

QUI SAVENT CHANTER, DANSER ET RAPPER COMME SLK

ÊTES-VOUS CETTE LICORNE ?

Chacun des membres de SLK dit alors à la caméra d’un ton séducteur : « Es-tu ma licorne ? » Une sensation de chaleur inonde mon ventre quand c’est au tour de One.J

SOYEZ LA DECOUVERTE DES AUDITIONS MONDIALES S.A.Y.

THEATRE ROYAL OAK AU PARC PALISADES, NEW JERSEY.

19 AVRIL.

J’éclate de rire.

— Ils auditionnent des chanteuses ou des copines pour les mecs du groupe ?

Imani ne rit pas ; elle me regarde fixement.

— Tu devrais auditionner, Candace.

Je ne relève même pas. 

— Et le parc Palisades ? C’est une erreur ? Pourquoi un label de K-pop recruterait-il à Jersey ?

Ethan ne rit pas non plus.

— Eh bien, Jersey, c’est un vivier d’ados coréens.

Il me désigne d’un geste, comme pour dire : « Exemple A ».

— Tu devrais auditionner, répète Imani, complètement sérieuse.

— Ha, je fais, en roulant des yeux. Tu vois mes parents m’autoriser à laisser tomber les cours pour faire partie d’un groupe de K-pop ? En plus, j’ai l’air d’une idole, selon toi ?

Imani promène son regard sur mes pieds nus défoncés, mon jean troué, mon sweat à capuche dix fois trop grand.

— Non, pas du tout. Mais tu as du potentiel, caché sous tout… ça. Et puis, tu te rends compte combien c’est énorme ? S.A.Y. est le plus gros label de K-pop au monde en ce moment, justement grâce à SLK. Une version féminine de SLK serait de la bombe !

— Et tu sais chanter, ajoute Ethan. Même sur Unicorn, à l’instant, ta voix déchirait grave.

— Meuf, je te l’ai toujours dit, tu as la voix d’un ange. Il faut que tu partages ça avec le monde.

Imani m’a déjà dit ce genre de choses. C’est un compliment adorable, c’est sûr, mais pour une raison ou une autre, j’en ai les yeux tout embués. Probablement la même raison pour laquelle j’ai honte d’admettre à quel point j’adore la K-pop.

Ça ne me pose aucun problème de jouer les groupies pour mes artistes américains préférés, comme Ariana et Rihanna – mais maintenant que SLK a fait la une de Vanity Fair et que QueenGirl a joué avec Cardi B aux MTV Video music Awards, tout ça devient un peu trop réel. Peut-être des jeunes comme moi peuvent-ils devenir des stars, eux aussi, s’ils en ont le talent et la possibilité de se montrer au monde. Tout au fond de moi, je pense que j’ai peut-être assez de talent. Mais assez de courage pour me lancer ? Jamais de la vie.

Je jette un coup d’œil à la guitare rose-Barbie posée dans un coin de la chambre. C’était le cadeau de mon père pour mon douzième anniversaire, qu’il avait acheté en bon papa qui croit que toutes les filles adorent le rose vif (et en vrai, j’aime bien). Abba m’a enseigné quelques accords de base, et contrairement à l’alto, j’ai appris la guitare instantanément, comme si elle était une part de mon corps perdue depuis longtemps – peut-être parce que j’ai toujours considéré la guitare comme un outil pour le chant. J’ai regardé des tutos sur YouTube pour apprendre à pincer les cordes et jouer quelques morceaux de Taylor Swift parmi les plus anciens. Aujourd’hui, ma guitare est ma possession la plus chérie, la première chose que j’emporterais en cas d’incendie.

Je ne joue jamais que dans l’intimité de ma chambre, en revanche. Je chante plein de reprises, et quelques compositions à moi. De temps en temps, je me filme, et j’ai même envisagé de poster une ou deux vidéos sur YouTube – une version acoustique de Here with Me de Churches and Marshmello, et une chanson intimiste que j’ai écrite, avec pour titre Expectations vs Reality – mais ces vidéos ne sont que des fichiers dans mon ordinateur, rangés sur mon bureau encombré entre des dissertations de lettres et des devoirs de chimie.

— Hmmm… Peut-être que je vais y réfléchir.

— Meuf, dit Imani, ouvrant une série de nouveaux onglets sur mon ordinateur, je crois que tu sous-estimes sérieusement à quel point la K-pop est incroyable. Ce n’est pas un monde uniforme. Laisse-moi te faire une visite guidée des groupes de filles.

Imani nous montre des vidéos musicales – ou MV’s, leur appellation consacrée dans le monde de la K-pop – mettant en scène toutes sortes de groupes féminins, comme QueenGirl, Blackpink, Twice, Red Velvet, Everglow et Itzy. J’ai déjà regardé des tonnes de MV’s de SLK, mais je n’ai jamais écouté les groupes de filles. Pas comme ça. Les images et les chorégraphies sont à couper le souffle, les filles sont toutes d’une beauté sans mesure, mais les genres et influences de tous horizons se mélangent, y compris venant du hip-hop, du reggae et de l’EDM .

Pendant que les vidéos défilent, Imani nous explique la différence entre girl crush* et cute*, deux concepts* différents de groupes féminins de K-pop.

Elle explique aussi les règles de la K-pop, comme si elle expliquait les différents royaumes de Game of Thrones. Il n’existe que quatre gros labels : YG, JYP, SMTown et S.A.Y., qui recrutent dans le monde entier – en Corée, principalement, mais aussi au Japon, en Chine, en Thaïlande et aux États-Unis, le plus souvent à Los Angeles. Ils recherchent des jeunes talentueux, bien sûr, mais des jeunes talentueux qui jouent chacun un rôle précis indispensable à tout groupe de K-pop.

— Donc c’est juste une formule ? je demande.

— Non, je veux dire, ce n’est pas qu’une formule, mais oui, la K-pop est une sorte d’usine à idoles. Les labels écument les écoles, les auditions, les centres commerciaux, et plus récemment, YouTube et les réseaux sociaux. Si les jeunes choisis ne sont pas hyperdoués au moment de leur recrutement, les labels s’assurent qu’ils le deviennent. Il existe tout un système hard-core d’entraînement qu’ils doivent subir avant de faire leurs débuts, en général pendant plusieurs années. Et la grande majorité des apprentis ne débutent d’ailleurs jamais, après avoir passé leur enfance entière à s’entraîner. C’est complètement Hunger Games.

Umma passe une tête. Quand Ethan est dans ma chambre, je n’ai pas le droit de fermer la porte, même si Umma sait bien qu’il n’y a pas lieu de s’inquiéter.

— Vous vous amusez bien, les jeunes ?

— Oui, madame Park ! répondent en chœur Imani et Ethan.

— Imani nous fait juste un petit cours de K-pop avancée, plaisante Ethan.

— Et je vous interrogerai tous les deux, compte là-dessus, rigole Imani.

— Chouette, fait Umma.

Je devine une pointe de désapprobation dans son expression.

— Imani, ta sœur est là pour vous ramener à la maison toi et Ethan. Je vous emballe un peu de kimchi pour rapporter chez vous.

— Merci, madame Park !


Après qu’Imani et Ethan sont partis, je ne peux plus m’arrêter de regarder d’autres MV’s de groupes de filles. Je n’avais aucune idée de la palette des personnalités des idoles de K-pop féminines –  « cute », « badass », « fashion queen »… ou même les trois en même temps. Pourquoi n’ai-je jamais envisagé que je pouvais le devenir moi aussi ?

Bon, question idiote. Il y a tant de raisons évidentes pour lesquelles je ne pourrais même pas rêver de devenir une idole de K-pop. Premièrement, mon coréen est franchement médiocre ; je n’ai jamais été obligée d’aller aux cours de langue coréenne tous les samedis comme les autres ados coréens que je connais par l’église. Deuxièmement, je ne sais définitivement pas danser. Du genre, je ne suis même pas capable de lever le poing sur un rythme basique en mode Jersey Shore  – c’est aussi dramatique que ça.

Et bien entendu, mes parents interrompraient toute discussion concernant un éventuel avenir en tant que chanteuse avant même qu’elle ait commencé. Umma nous a fait rentrer dans le crâne, à Tommy et moi, qu’il n’existait que trois ou quatre domaines respectables dans lesquels nous pouvions faire carrière : la médecine, le droit, les affaires, ou la recherche et l’enseignement universitaire – dans cet ordre. Chanteur se situe très bas sur la liste, probablement entre meurtrier et dealer de drogue.

Je finis par me déconnecter de YouTube et attraper ma guitare, en vérifiant d’abord que la porte est bien fermée. Je presse « enregistrer » sur la caméra de mon ordi.

Je sais que cette vidéo viendra encombrer mon bureau comme toutes les autres, que je ne la mettrai jamais en ligne. Mais j’aime bien m’enregistrer, quand même, parce que – c’est bizarre et super sombre – je me dis que si jamais je me fais renverser par un bus scolaire ou quelque chose comme ça, j’aimerais laisser derrière moi ces vidéos, afin que les gens sachent : Candace chantait vraiment super bien. Candace avait quelque chose à dire, en fin de compte.

Je joue les premiers accords d’une chanson sur laquelle je travaille depuis un moment, qui s’intitule : Expectations vs. Reality. Je chantonne doucement :

« Expectation :
I don’t do confrontation
I don’t get invitations
I live in my imagination

Reality :
You think you know me
But there’s a lot you don’t see
Wait till I become who I’m meant to be » 

OK, je sais que les paroles sont gnangnan à mort, et mes rimes ne sont pas aussi riches que dans Hamilton , mais je mets mon âme à nue, là.

I’m not the girl who speaks up
But one day I’ll really blow up
One day you’ll hear this song
And know that you were wrong
Cuz your expectation’s not my reality 


— Wow ! Magnifique !

Je pousse un cri strident et manque faire tomber ma guitare. La tête de Tommy apparaît à la porte de ma chambre. Il essuie des larmes de crocodile.

— Va-t’en ! je hurle en lui jetant MulKogi à la figure.

Tommy l’attrape facilement au vol.

— Personne ne comprend Candace ! Candace est tellement mystérieuse !

Je repousse sa sale face hors de ma chambre et crie dans le couloir :

— Umma ! Abba ! Tommy est encore en train de m’espionner !

— Désolé, désolé, répète Tommy avec un accent coréen, en faisant des courbettes, mort de rire. Je serai tellement désolé quand tu vas « exploser » et que ta chanson sera numéro un !

Je lui claque la porte au nez et demande pardon à MulKogi par télépathie pour l’avoir balancé. Il répond de la même façon : « Eh, Tommy l’a bien cherché. Lui, il a le droit d’être dans la chorale et pas toi ?! »

Furieuse, j’envoie un texto à Imani. 

OK, je vais passer l’audition.

Je m’assieds devant mon ordi et peaufine le montage de ma vidéo pour YouTube, coupant le passage tout à la fin où Tommy m’interrompt si grossièrement. Je clique sur la souris avec colère, comme si c’était le visage de Tommy, et me connecte à mon compte YouTube. Pour la première fois de toute ma vie, après avoir regardé des milliers de vidéos, je mets en ligne la mienne, la première, sur ma chaîne. Me voilà, CandeeGrrrl0303 (ne me jugez pas, j’ai créé ce compte quand j’étais en sixième), une seule vidéo de moi chantant en m’accompagnant à la guitare.

Ce n’est pas parce qu’Umma a peur de sa propre voix, à cause de je ne sais quel échec elle a vécu en Corée avant même que je sois née, qu’elle doit réduire la mienne au silence.

Je clique sur « publier ».

Quand je regarde à nouveau mon téléphone, Imani a déjà répondu à mon message.

YESSSSSSSSSS !!!!!!!

Commander K-POP Confidentiel