Avec Sierra, nous passons des heures comme ça, moi sur mon iPad et elle sur mon ordinateur portable, ensemble sans vraiment l’être, à parler avec d’autres personnes.
– J’en ai un, m’annonce-t-elle.
Sans prendre la peine de relever les yeux de Facebook, je lui demande :
– Tu es sur quoi ?
– Mysterychat.
– Je croyais que tu étais interdite de séjour là-bas.
– Je le suis, confirme-t-elle avec un sourire rusé. C’est pour ça que je vais sur ton ordi. Ta mère est déjà incapable de comprendre comment marche Facebook, alors avant qu’elle sache quels sites tu fréquentes, on est tranquilles.
Âge ? Sexe ? Lieu ?
– Je peux être Taylor ? me supplie Sierra.
– N’y pense même pas.
– Juste pour voir ce que ça donne, décrète-t-elle en se mettant à taper sur le clavier. Je ne vais pas inventer n’importe quoi, au cas où ce serait un mec et qu’il serait mignon.
J’éclate de rire.
– Depuis quand on trouve des beaux mecs sur ce site ?
– Ah, il dit qu’il a dix-huit ans. J’y crois pas ! Il habite à Melbourne ! piaille Sierra.
Je me redresse sur mon lit pour regarder ce qu’elle fait. Elle tape comme une folle sur le clavier.
On est deux filles de 16 ans. Nous aussi, on est sur Melbourne ! Tu peux nous appeler S & T.
– Sierra ! On n’a pas seize ans !
– Ça, il en sait rien. Il faut ça passe pour légal légal.
– Peut-être, mais si en fait il est vraiment sympa et qu’il doit se passer quelque chose… Bon, ça n’arrivera jamais, mais quand même. Si ça devait se produire, on partirait sur un mensonge !
– Relax ! Un an, c’est rien du tout, et en plus, c’est l’histoire de quelques mois.
Slt, S & T. Moi, c’est J. Enchanté.
– Au moins, il ne nous demande pas de lui montrer nos seins, fait remarquer Sierra.
Nous nous esclaffons toutes les deux, puis elle répond :
T’es où dans Melbourne ?
Le retour est immédiat :
Brighton.
– Wah, à la plage ! Il doit être riche, conclut Sierra.
– Mouais, ou alors c’est un gros dégueu de trente ans qui habite à Pétaouchnok.
À cette idée, je frissonne de dégoût et me penche de nouveau sur ma tablette.
– Tu fais quoi ? se renseigne Sierra.
– Je chat sur Faceboo, avec Riley. Elle a rompu avec Joel pendant les vacances.
– Encore ? s’exclame Sierra en levant les yeux au ciel. Elle devrait vraiment écouter Taylor Wolfe. Tu as entendu sa dernière chanson ? (Elle se met debout, brandit un stylo en guise de micro.) Ne reviens pas en arrière, je te l’ai bien dit, une fois que c’est derrière, tout est vraiment fini.
Elle imite parfaitement la voix de Taylor Wolfe, mais je me retiens de le lui dire : ce n’est pas comme si elle avait besoin d’être encouragée. Elle porte déjà la même frange que la star, les mêmes fringues, elle s’exprime comme elle et chante aussi bien. Et elle a beau revenir de six semaines à la neige en Amérique du Nord, où c’est l’hiver, ses longues jambes fines sont bronzées, exactement comme celles de Taylor.
– C’est le short qu’elle portait dans Ellen, précise Sierrra, qui exécute un tour complet sur elle-même pour me faire admirer ses fesses.
– Oui, j’avais remarqué, et ouiii, c’est hallucinant comment tu lui ressembles.
J’affiche une mine exaspérée, mais elle n’est pas dupe.
– Et toi, tu as son prénom. J’aurais bien aimé que ma mère m’appelle Taylor. Tu imagines !
– Bof, tu trouves que Taylor Gray, c’est un nom si intéressant ? Au moins, Sierra Carson-Mills, ça fait… raffiné.
Sierra part sans cesse à la pêche aux compliments, et sans comprendre pourquoi, même si je perçois son manège, je les lui débite. Parfois, je me chronomètre, et en très peu de temps, les flatteries s’échappent de ma gorge comme le pétrole jaillit de son puits.
Mon amie se rassied devant l’ordinateur, quand un petit tintement indique l’arrivée d’un message. Pourquoi est-ce toujours Sierra qui récolte tous les garçons ?
– Je croyais que tu craquais sur Callum, dis-je en m’efforçant de paraître indifférente. Vous ne vous êtes pas embrassés, à la fin de l’année ?
– Bah, juste une miniséance de bécotage, c’était rien du tout.
Je fais mine de continuer à parcourir ma page Facebook. Je le garde pour moi, mais je crache sur Callum depuis toujours. J’ai masqué ma déception lorsque Riley m’a annoncé ce qu’elle avait vu lors d’une fête avant les vacances d’été : « J’étais à l’autre bout de la pièce… C’était blindé de monde, mais on aurait vraiment dit qu’ils s’embrassaient. » Moi qui avais quitté la soirée tôt à cause d’une migraine, je le regrettais maintenant. Pendant tout l’été, j’avais stressé : c’était vrai ou pas ? Je mourais d’impatience que Sierra revienne, pour lui demander ce qui s’était passé. Je n’aurais jamais cru qu’elle s’intéresserait à Callum… et je ne savais pas qu’elle lui plaisait, parce que de son côté, il ne semblait pas lui prêter une attention particulière. Peut-être fait-il partie de ces gars qui, quand une fille leur plaît, parlent plutôt à sa copine à côté, pour ne rien laisser paraître.
– Je ne voulais pas aller trop loin, poursuit Sierra. Je dois rester libre pour Chumpy Pullin, snowboardeur numéro un de tout l’univers.
Je grommelle :
– Oh non, encore lui !
Cependant, je suis toujours préoccupée par ce que peut impliquer une « miniséance de bécotage ». Un baiser ? Deux ? Quel genre de baisers ?
– Il est trooop beau, soupire Sierra. Et il était là. Je l’ai vu de loin. Je lui ai roulé une pelle il y a trois ans, tu sais.
– Donc, quand tu avais douze ans ! Non, tu n’as pas embrassé Chumpy Pullin. Est-ce que tu lui as adressé la parole, au moins ?
– Non, reconnaît-elle avec un sourire. Mais il me semble bien avoir croisé sa sœur au remonte-pente.
Elle se retourne vers l’écran.
Encore au lycée ? tape-t-elle.
En dernière année. Je voudrais faire médecine après. Et vous ?
– Alors, qu’est-ce que tu vas inventer, maintenant ? Il ne va pas s’intéresser à quelqu’un de deux ans de moins que lui ! dis-je d’un ton moqueur.
Avant-dernière année et j’aimerais faire des études de droit, répond Sierra sans se démonter.
– T’es infernale. Tu sais ce qui va se passer, non ? Le fameux « J » va se révéler super-sexy et cool, et tu devras avouer tous tes mensonges.
– Qu’est-ce qui te dit que je me prépare par pour faire du droit ? demande-t-elle avec une moue boudeuse.
– Parce qu’il te faudrait limite des résultats de dingue dans toutes les matières. Tu rêves, c’est hors d’atteinte. Pour moi aussi, d’ailleurs.
– Juste pour moi, tu veux dire.
Parce qu’avoir une famille encore entière, dont un père qui possède une station de ski aux States, de l’argent à cramer, exceller en sport et bénéficier d’un physique sublime, ça ne suffit pas.
J, c’est l’initiale de Jacob.
T, de Taylor, répond Sierra, qui envoie avant que je puisse l’arrêter.
– J’ai dit non, et je suis sérieuse.
Elle se fait tout le temps passer pour moi sur Internet, et je déteste ça.
– Sierra, c’est l’heure !
C’est Rachel, sa mère. Je bondis de mon lit et me rue vers la porte. Si elle nous surprend sur Mysterychat après ce qui est arrivé la dernière fois, elle va péter un câble. J’entrebâille la porte et trouve Rachel juste derrière. J’ouvre plus grand avec le sourire, mais je sens le rouge qui me monte aux joues.
– On arrive.
J’obstrue le passage, l’attitude la plus naturelle possible, pendant les quelques secondes qu’il faut à Sierra pour me rejoindre, rouge elle aussi.
– Je suis prête. On se voit lundi pour la rentrée, ajoute Sierra avec un clin d’œil.
J’aide maman à préparer le dîner et mets le couvert avant de retourner dans ma chambre. Mon téléphone affiche un nouveau mail.
Jacob Jones.
J, c’est l’initiale de Jacob.
Incrédule, je garde les yeux rivés sur ce nom. Comment Sierra a-t-elle osé lui donner mon adresse ? Je clique sur le message.
Salut Taylor,
C’était sympa de te rencontrer. Ça te dirait qu’on continue à échanger par mail ?
Jacob
Aussitôt, je réponds :
Jacob,
C’est ma chère copine Sierra que tu cherches. Moi, je suis Taylor, j’ai quinze ans, je ne ressemble pas du tout à Taylor Wolfe, je n’ai pas envie d’étudier le droit, et je ne compte absolument pas t’envoyer une photo de mes seins.
Taylor
Je m’installe plus confortablement dans mon siège pour me calmer, tout en surveillant ma boîte.
Un deuxième mail me parvient.
Chère Taylor,
Je comprends très bien que tu n’aies pas envie de faire de droit, j’ai du mal à imaginer plus ennuyeux. Tu as quinze ans, d’accord. Je ne vois pas trop si tu trouves ça positif ou le contraire, donc je ne sais pas quoi tu répondre là-dessus. Je suis conscient que toutes les filles appelées Taylor ne ressemblent pas à Taylor Wolfe, tout comme les Kylie ne ressemblent pas forcément à Kylie Minogue, etc. Et je t’en prie, ne m’envoie surtout pas une photo de tes seins ! Ça serait très gênant.
Jacob
PS : Je comprends maintenant que c’était ta copine Sierra qui m’a parlé tout à l’heure. Tu es assez imprévisible, mais tu m’as aussi l’air très intéressante.
PPS : Qu’est-ce qui te fait envie, à défaut du droit ?
PPS : Je n’ai pas du tout la tête de Jacob dans Twilight, et je n’ai pas non plus la capacité de me transformer en loup.
Je lis et relis son message. Il doit vraiment s’imaginer que je suis une pauvre tarée. Après l’avoir parcouru une dernière fois, je bloque sur le « très intéressante ». Intéressante. Mon rythme cardiaque s’accélère un brin et je sens malgré moi les commissures de mes lèvres qui se relèvent.
Je prends une profonde inspiration et retiens mon souffle quelques secondes avant d’expirer.
Cher Jacob,
Je te présente toutes mes excuses pour mon mail ridicule de tout à l’heure. J’imagine que ce n’est pas évident pour toi de te remettre de mes piques sur Taylor Wolfe et les photos, mais je veux quand même préciser que je ne suis pas cruche ni folle. C’est juste, je ne savais pas que Sierra t’avait donné mon adresse, et j’étais énervée. Je n’utilise pas Mysterychat et je n’irais jamais donner mon email à quelqu’un que je viens de rencontrer, au cas où ce serait un psychopathe.
T. G.
PS : En fait, tu ne fais pas du tout psychopathe.
J’appuie sur « envoyer ».
– Taylor, à table !
La voix de maman me fait sursauter. Je laisse tomber mon téléphone sur le lit et descends les marches quatre à quatre.
Pendant le dîner, nous bavardons au sujet du voyage au ski de Sierra.
– Elle s’est remise du décalage horaire ? me demande maman.
– Elle a dormi jusqu’à cet après-midi, avant de venir avec Rachel, mais elle est encore un peu à plat. Elle va rattraper son quota de sommeil avant la rentrée lundi. Elle est impatiente d’y être, on lui a manqué pendant les vacances. (Je m’interromps et repose ma fourchette.) Elle voudrait que je l’accompagne au ski l’été prochain. Je pourrais y aller, tu crois ?
Maman hésite.
– On verra.
Bon, au moins, ce n’est pas non direct. Ce qui pose le plus problème à ma mère, c’est que j’y parte seule : elle trouve ma copine beaucoup trop souvent livrée à elle-même, et c’est pour cette raison qu’elle s’attirerait aussi souvent des ennuis. Maman refuse de me laisser juste avec Sierra, et puis… je sais que nous n’en avons pas vraiment les moyens, ce qui me fait culpabiliser de demander.
– Le ski, ça peut être cher, continue maman. Mais on pourrait éventuellement y aller toutes les deux pendant quinze jours. Je vais y réfléchir.
– C’est vrai ? dis-je, la voix un peu haut perchée. Et si je trouvais un boulot pour payer ma part ? Il y en a quelques-uns au lycée qui travaillent, maintenant. J’ai quinze ans, je peux avoir un job.
– Doucement. Tu n’as aucune raison de faire ça. Je ne veux pas que tu travailles. De l’argent, on en a. C’est juste que je mettais de côté pour tes études.
– Je sais, je sais. Et pour ta retraite…
Maman sourit. Nous terminons notre repas et je remplis le lave-vaisselle.
– On se fait un petit film ?
– Non, je… Je retourne dans ma chambre discuter avec Riley. Elle est un peu déprimée, parce qu’elle a re-rompu avec Joel.
Maman lève les yeux au ciel, comme Sierra tout à l’heure.
Je repars à l’étage. En fait, j’ai envie de voir si Jacob Jones m’a renvoyé un mail. Je m’assieds avec ma tablette et quand je touche l’écran, j’en trouve un nouveau.
Coucou,
Désolé d’avoir disparu.
Tu ne m’as pas dit ce qui te plaisait…
J
J veut savoir ce qui me plaît. Un petit rire monte de ma poitrine.
Jacob Jones. Jacob Jones. Jacob et Taylor. Taylor Jones.
Je m’entraîne à élaborer une signature en tant que « Taylor Jones ». Le y et le J forment de grandes boucles sous les autres lettres. Ça rend bien.
Bon, ce qui m’intéresse. Voyons.
Salut J,
J’adore aller à la plage, et ma matière préférée, c’est la littérature.
J’efface la deuxième partie. Non, mais franchement !
Euh… Les balades à vélo ?
Si j’écris ça, il risque de s’imaginer une fille ultra-sportive. Je supprime aussi et je m’en tiens à : « J’adore aller à la plage. » J’envoie sans signer. Ah, la musique ! Pourquoi je n’y ai pas pensé ? Mieux, les festivals. Merde. C’est clair, j’aurais dû mettre « les festivals de musique ».
Il répond aussitôt.
Tu veux qu’on parle sur Skippertychat ?
Il m’envoie le lien.
Je me sens comme les filles dans les vieux films : j’attendais sur un banc dans la salle de bal, et on vient de me proposer de danser. Je clique sur le lien.
Coucou, écris-je.
Coucou aussi. Moi aussi, je suis plage à fond. T surfeuse ?
Non, mais j’ai essayé plusieurs fois. C’est super-sympa.
Tu vas à quelle plage, sur Melbourne ?
J’aime bien Torquay, mais je peux pas toujours y aller.
Pareil.
Je ne sais pas quoi dire. Je me jette sur mon téléphone et envoie un SMS à Riley.
OMG
Quoi ?
Je chatte avec un mec en ce moment.
Ah bon ? OMG !!! Comment ça se fait ? Il ressemble à quoi ?
Je sais pas.
Demande une photo.
Je peux pas !
Mais si, demande !
OK.
Au fait, je suis de nouveau avec Joel. On vient de raccrocher au tel. JLAT ! Abrégé pour JE L’AIME TROP :D :D :D
Sérieux, t’es vraiment pas possible ! Bon, je lui demande une photo.
Je repars sur ma tablette.
T sur Instagram ? Tu peux me donner une photo de toi ?
J’appuie sur « envoyer ». Waouh, j’angoisse et je me demande ce qu’il va penser de moi. Je ne peux pas lui réclamer une photo sans être prête à lui rendre la pareille. Je passe tout de suite sur Instagram pour regarder. Dans le cliché que j’aime le plus, je suis avec Sierra. À côté d’elle, on ne me voit plus, mais si elle n’était pas là, je serais plutôt pas mal. Je n’ai pas de boutons et mes cheveux ne frisottent pas dans tous les sens. Je m’empresse de supprimer Sierra de l’image et je corrige l’exposition pour avoir l’air un peu bronzée. J’envoie le lien à Jacob.
En retour, je ne reçois pas un lien, mais une pièce jointe, que j’ouvre aussitôt. Jacob Jones. Il a les cheveux blonds et une belle peau hâlée. J’ai du mal à distinguer la couleur de ses yeux, parce qu’il ne regarde pas l’objectif. En fait, vu l’angle où c’est pris, on ne sait pas vraiment à quoi il ressemble. Son profil est prometteur, en tout cas. Il est torse nu, le haut de sa combi de surf pend devant lui et ses épaules sont constellées de gouttes d’eau. Il a des bras… et un torse… impressionnants. En arrière-plan, le ciel est bleu vif et on voit les abris pour bateaux peints en couleurs vives de la plage de Brighton. Ce mec est à tomber.
Je saisis mon téléphone.
Riley, t’es là ? Trop beau, trop beau, trop beau. Il est canon !!!
Avant que Riley puisse répondre, je reçois un message de Jacob :
WAOUH ! Tu es éblouissante.
À ce moment, mon portable sonne. C’est Riley.
– Hello !
Ma mère est en bas, mais j’essaie de parler aussi bas que possible. Pourtant, j’ai du mal à contenir l’excitation dans ma voix.
– Alors, c’est quoi, cette hsitoire ? Tu l’as rencontré où, ce mec ?
J’explique à Riley ce qui s’est passé avec Sierra, qui a utilisé mon nom. Encore une fois. Et qui a filé mon adresse à un inconnu. Encore une fois.
– Elle fait n’importe quoi ! Sérieux…
C’est tendu entre Riley et Sierra depuis un bon moment. Sans moi, Riley aurait déjà viré Sierra de notre groupe de potes. Trop survoltée, je fais comme si je n’avais pas entendu.
– Bref, c’est ce qu’elle a fait, alors il m’a contactée en me prenant pour elle, et je sais pas ce qui s’est passé, mais là, c’est moi qui suis en train de chatter avec lui.
Je lui raconte tout ce que nous nous sommes dit jusqu’ici. Riley est explosée de rire avec mon histoire de photo de seins.
– Sierra va criser quand elle le saura ! Tu lui en as parlé ?
– Pas encore. Je la revois pas avant lundi. Je veux qu’elle pense que je suis vénère qu’elle lui ait donné mon mail. Et je le suis, mais bon… Écoute, il ne va rien se passer, bien sûr, mais c’est agréable, tu vois, d’avoir un mec qui me trouve intéressante et…
D’un coup, je me trouve ridicule.
– Il est encore en ligne ?
– Je crois. Je ne savais pas quoi répondre, il m’a dit que j’étais éblouissante.
Je sens la rougeur envahir mon cou et mon visage.
– Mais c’est vrai ! Remercie-le et ajoute qu’il est beau gosse.
Je me retourne vers mon écran, resté sur WAOUH ! Tu es éblouissante.
Merci. J’efface ce que je viens de taper, que je remplace par : Cool, la photo. J’adore ces hangars. J’ai à peine envoyé ma réponse que je la regrette déjà. « J’adore ces hangars » ? Rah, c’est trop naze. J’avoue à Riley ce que j’ai écrit et elle se bidonne.
– Tu sais quoi, Taylor ? C’est pour ça que tu es éblouissante. Ah, je viens de recevoir ton mail. (Je lui ai fait suivre le message de Jacob. Elle se remet à rire.) Ah ouais, très jolis, ces abris pour bateaux ! (Elle s’esclaffe plus fort.) Il est trop beau ! Ah, je te jure.
– Je suis pas douée…
– C’est clair ! (Elle rit encore, puis se reprend.) Désolée, mais j’arrive pas à détacher les yeux de ces superbes hangars.
Après avoir bavardé encore un peu, nous nous disons au revoir. Je dois focaliser mon attention sur Jacob, qui vient de me demander :
Dis-m’en plus sur ta photo. Où tu étais ? Qu’est-ce que tu faisais ?
Je lui donne des détails, et sans avoir à me forcer, ça fait plutôt cool. Une fête avec mes amis… Ça donne l’image d’une fille qui sait s’amuser. On se raconte notre vie. Il a un petit frère qui fait aussi du surf. Il est super-vexé, parce que c’est lui qui lui a donné des leçons, mais maintenant, son cadet est meilleur que lui. Son père est médecin, ma mère infirmière. J’ai envie d’apprendre à skier, il aime le snowboard. Je vais au lycée Trueman, et le sien n’est pas très loin, c’est Windridge. J’adore Reece Mastin, et lui Guy Sebastian, un autre chanteur qui a aussi gagné à X Factor. Notre petite conversation dure si longtemps que je dois m’éclipser aux toilettes. Nous passons cinq heures comme ça avant de nous déconnecter, avec l’impression de tout connaître l’un sur l’autre. Je lui ai même parlé de papa, qui est mort quand j’avais huit ans et a été malade plusieurs années avant. Je ne l’évoque avec presque personne, à part maman et des fois Sierra.
Allongée sur mon lit, j’ai la tête qui tourne. Je ne veux rien oublier de ce que m’a dit Jacob.
Il faut que je devienne plus sexy.
À partir de demain, je suis au régime, et je fais du sport. Je dois être jolie en deux-pièces.
Je me réveille tard, et tout de suite, j’appelle Riley pour m’extasier.
– Je veux trop être là quand tu raconteras ça à Sierra lundi, déclare-t-elle.
J’avais oublié que j’étais censée en vouloir à Sierra. Au contraire, j’ai très envie de lui téléphoner et de lui parler de Jacob. Elle serait contente pour moi. Elle pousserait des cris à n’en plus finir, je l’entends d’ici.
Une fois que j’ai raccroché, je descends en short et baskets, prête à faire un jogging. À la table, maman lit le journal en buvant un café.
– Qu’est-ce qui se passe ? demande-t-elle en souriant.
– Je vais courir. Je veux perdre du poids.
– Beaucoup ?
– Euh, je sais pas. Je voudrais juste être potable en deux-pièces.
Elle rit.
– Comme nous toutes ! Tant que tu y vas doucement et que tu restes raisonnable, c’est très bien. Bravo !
Elle ne prétend pas que je n’en ai pas besoin.
– À tout à l’heure.
Je passe la porte d’entrée au pas de course et m’élance dans la rue. Au bout de deux minutes, les poumons me brûlent et mes cuisses paraissent lourdes à déplacer. Pourtant, je tiens le coup.
Ja-cob Jones. Ja-cob Jones. Ja-cob Jones.
Je me chante ça comme un mantra, en avançant un pied à chaque syllabe, pendant toute ma course dans notre banlieue pavillonnaire.
Au retour, je m’effondre sur la pelouse, devant la maison. Le soleil embrase ma peau couleur betterave. Je me redresse et me protège les yeux, puis je me mets à quatre pattes avant de me relever. Enfin, je me traîne sous la douche et laisse l’eau me couler dessus. Demain, mes muscles vont se venger.
Quand je finis par regagner ma chambre, j’ai reçu un mail.
C’est Jacob.
Calme plat aujourd’hui, donc pas pu surfer, mais je me suis dit que cette photo te plairait.
Ce sont les hangars multicolores, alignés sur le sable blanc, sous un ciel bleu vif.
J’adore ! Merci.
Biz
T
J’allume mon ordi, enregistre la photo que je mets en arrière-plan du bureau. J’ai envie de la voir dès que j’ouvre le portable.
Jacob Jones a pensé à moi, ce matin à la première heure.
Jacob Jones. Jacob et Taylor. Taylor Jones.
C’est qui, Callum, déjà ?
Je crois que je suis amoureuse.
– Raconte tout ! m’ordonne Riley, dont les yeux verts brillent d’excitation.
– Pas de grande séance de chat comme la première fois, mais on s’est envoyé des mails pendant le week-end… C’est juste qu’on était jamais connectés au même moment.
La rentrée qui suit les vacances d’été, c’est toujours la journée la plus bruyante de l’année. Le self s’emplit de filles qui piaillent et s’embrassent comme si elles avaient été coincées cinquante ans sur une île déserte sans personne à qui parler à part un visage dessiné sur un ballon de foot. Riley ne fait pas attention à elles.
– Quand est-ce que tu comptes lui proposer de se rencontrer ?
– Je sais pas, il n’en a jamais parlé, alors moi non plus. Je veux pas avoir l’air prête à tout, dis-je en riant. Il est trop sympa, c’est génial. T’y crois, toi, que j’ai réussi à rencontrer un mec aussi bien sur Mysterychat ?
J’ai conscience d’être ridicule, à m’extasier comme une fofolle, mais je m’en fiche. Je n’arrive à penser qu’à Jacob.
– Et tu vas en parler à Sierra, ce matin ? Si tu le fais, je t’en supplie, tu t’arranges pour que je sois là pour voir !
– Elle est où, d’abord ? (Je balaie la cantine du regard et fais signe à Izzy, qui se livre à la même activité. Elle doit chercher Sierra aussi. Elles sont copines, toutes les deux, mais Izzy traîne surtout avec les sportifs du bahut. Elle est plutôt cool.) Elle ne peut pas déjà être là. Sinon, on l’entendrait.
Joel entre et vient s’asseoir avec nous. Lui et Riley ne sont pas dans la même classe, cette année, donc ce sera moins gênant à leur prochaine rupture. Quand Callum arrive droit sur notre table, notre petit groupe est presque au complet. Je l’ai vu deux ou trois fois seulement au cours des vacances. Ça fait du bien d’être intéressée par quelqu’un d’autre, de connaître de nouvelles possibilités.
– Salut, tout le monde, lance-t-il, le sourire aux lèvres. Taylor, tu es très en beauté !
J’ai toujours trouvé Callum beau gosse. Il a les cheveux hyper-raides, mais arrive toujours à les coiffer en bataille. Il y a quelque chose de différent chez lui. Sa façon de carrer les épaules en marchant, de tourner la tête et de me regarder droit dans les yeux. Il se déplace avec une confiance que je n’ai jamais remarquée jusqu’ici.
– Oh, merci.
Je me doute que ce n’est pas vraiment ce qu’il pense, mais ça ne m’empêche pas de rougir. On est proches et à l’aise l’un avec l’autre. C’est peut-être pour cette raison qu’il ne me voit que comme une amie. D’un coup, je me rends compte de ce qui a changé chez lui.
– Callum, t’as lâché l’appareil ! Regarde un peu, t’as des dents parfaites. Fais voir ! (Je lui tiens les deux joues et il me décoche un large sourire.) Waouh !
Il est content, ça se voit. Il n’arrête pas de sourire.
– Joel, Riley, comment ça se…
– Oh, ça y est, dit Riley, couvrant la voix de Callum. Elle est là.
Sierra passe la porte du self et pousse des cris en me m’apercevant, alors qu’on s’est vues il y a quelques jours. Ses parents n’ont pas levé l’interdiction : elle n’a toujours pas accès à Internet chez elle, ni sur son téléphone, et ils lui ont même bloqué la fonction SMS. Son portable lui sert seulement pour les coups de fil, et encore, ils vérifient tout son journal d’appels. Du coup, quand elle voit du monde, elle est toute folle.
J’ai super-envie de lui parler de Jacob, mais je ne me vois vraiment pas lui raconter mes aventures devant Callum. Remarquez, il s’en ficherait sans doute. De toute façon, je suis surexcitée à l’idée de peut-être partir à la neige avec Sierra l’année prochaine, alors il faut que je lui annonce tout de suite.
– Devine !
– Attends d’avoir mon info à moi ! Tu vas pas y croire ! s’exclame Sierra.
– C’est quoi, tes news, Tay ? me demande Callum sans tenir compte d’elle.
– Fermez-la, tous ! s’écrie Sierra, qui écarte Callum d’un geste. Il faut que je vous raconte. (Elle sort de sa poche une clé attachée à un long ruban rouge.) Regardez ce que j’ai trouvé, chantonne-t-elle en sautillant sur place. (Elle sourit tellement que son visage paraît sur le point de craquer. Elle balance la clé sous notre nez.) C’est celle du secrétaire de ma sœur, explique-t-elle en baissant la voix. Elle est encore aux États-Unis avec papa. Alors devinez à quoi j’ai eu droit tout le week-end ?
– De l’herpès ? suggère Riley, s’attirant les rires des deux garçons.
– La syphilis ? l’appuie Joel.
– Mais non, pas de MST ! s’esclaffe-t-elle.
Nous la regardons tous, dans l’expectative. Elle fait durer le suspense, puis, prête à éclater, annonce :
– Ça commence par un o. Allez, devinez ce que j’ai fait. Deuxième indice, ensuite c’est un r.
– Ornithorynque ? propose Riley.
Tout le monde rigole et Sierra s’écrie :
– Ordi ! J’ai pris celui de Cassy dans son bureau et j’ai pu aller sur Internet ! explique-t-elle avec un cri de joie.
– OK… Super, commente Callum avant de se retourner vers moi. Alors, Tay, ton histoire, maintenant.
– Mais non, c’est pas tout ! l’interrompt Sierra. La grande nouvelle, c’est que j’ai chatté en ligne avec un mec tout le week-end. OMG, il est parfait !
J’observe Callum pour détecter des signes de jalousie. Son expression reste neutre, mais il est peut-être du genre à dissimuler. À l’intérieur, il est sans doute dégoûté.
– Et on se rencontre vendredi soir ! Taylor, c’est lui ! Tu sais, « Depuis quand on trouve des beaux mecs sur ce site ? » C’est Jacob ! « J, c’est l’initiale de Jacob. »
Je reste clouée sur ma chaise.
– Il s’appelle Jacob Jones, informe-t-elle les autres, avant de se retourner vers moi. C’est la folie, tu vas devoir m’aider. Faut que tu m’invites chez toi vendredi soir ! Et…
Sans prendre le temps de respirer, Sierra expose son plan en débitant mille mots à la seconde, mais ses paroles sont couvertes par le bourdonnement dans mes oreilles. J’ai du mal à respirer. Brièvement, je rencontre le regard de Riley, mais je le détourne vite. Elle comprend très bien qu’il ne faut rien dire.
– Taylor ? s’écrie Sierra toujours devant moi, des étincelles dans ses yeux bleus. Tu te rappelles pas ? Le mec de Mysterychat ! répète-t-elle d’une voix suraiguë qui me vrille les tympans.
– Je peux pas rester à écouter ça, décrète Riley, qui ramasse son sac et s’éloigne en bousculant un peu Sierra.
– Ben quoi ? lance Sierra derrière elle. (Elle nous refait face.) Qu’est-ce qu’elle a ?
– Je vais la voir, décide Joel, qui part dans la même direction.
– Ils se sont encore disputés ? demande Sierra.
Incapable de répondre, je hausse les épaules. La sonnerie annonce le rassemblement matinal de toutes les classes.
– Alors, qu’est-ce que t’en dis ? (Enfin, elle capte mon expression et son sourire s’efface.) Ça va ? T’as pas l’air en forme.
Avec un signe de dénégation, je prends mon sac.
– Je me sens pas bien.
Je pars dans la direction opposée de tous les autres, Sierra sur mes talons.
– T’as envie de vomir ? Je peux t’aider ? Tu veux que j’aille chercher quelqu’un ?
– Non, je te retrouve plus tard.
– T’es sûre ? Je peux venir avec toi.
– Mais non, tu vas t’attirer des emmerdes. Vas-y.
– Bon, si t’es sûre. Mais je passe te voir après.
Elle court vers le grand hall.
De mon côté, je me dirige vers les toilettes et m’enferme dans une cabine. Là, je m’appuie contre la porte, de grosses larmes roulant sur mon visage. Je me sens humiliée d’avoir cru que Jacob s’intéressait à moi. Humiliée de l’avoir raconté à Riley. Comment ai-je pu croire qu’un mec comme lui pourrait s’intéresser à une fille dans mon genre ? Comme s’il était dans mes cordes. Je bous de fureur que Sierra obtienne toujours ce que moi je désire. Même petite, elle avait tout ce que je voulais : un meilleur vélo, des fringues plus sympas, de la musique plus cool, des vacances de rêve, deux parents… Elle a embrassé Callum, puis l’a jeté comme si de rien n’était, et maintenant, elle récolte Jacob Jones. J’étais complètement à côté de la plaque ! Des fois, je la déteste, et je me déteste de la détester. Je suis débile d’être jalouse. Peut-être que je me déteste, tout court.
On frappe à la porte de mon box.
– Tay, tu es là ? C’est Riley, ouvre ! (Je déverrouille le battant.) Tu veux que j’entre, ou tu sors de là ?
– Je compte pas sortir.
Elle s’introduit dans le petit espace et nous nous retrouvons face à face, chacune adossée à une cloison.
– Après avoir chatté avec lui aussi longtemps, tu vois, je croyais qu’il était intéressé. Mais en fait, c’était elle qu’il préférait, depuis le début. Pourvu que j’aie jamais à le rencontrer… (J’enfouis mon visage dans mes mains. Je suis trop bête. Je n’ai jamais été aussi gênée de ma vie. N’en parle jamais à Sierra, surtout. Tu dois me trouver ridicule…
– Non. Je pense qu’elle est dégueulasse.
– C’est pas sa faute, elle n’est même pas au courant…
– Ben à ta place, je lui en voudrais à mort.
– Ce n’est pas sa faute si elle a ce physique, et que moi…
Je m’arrête, parce que je suis lamentable.
– Qu’est-ce que tu racontes ? T’es canon.
Je m’oblige à sourire et elle m’embrasse.
– Allez, dis-je. On s’en va.
Je n’ai pas envie de subir un discours d’encouragement de Riley.
Pendant la pause déjeuner, nous mangeons sous un arbre, devant le bâtiment principal, avec Sierra qui n’arrête pas de parler. J’ai droit à un compte-rendu détaillé de ses échanges avec Jacob. Riley, qui n’en peut déjà plus, est partie avec Joel. Callum joue au cricket avec d’autres mecs. J’espère qu’il ne recevra pas la balle dans ses belles dents toutes neuves.
– Donc l’idée, c’est qu’on se retrouve vendredi après les cours. Ça sera notre « jour J », explique-t-elle avec un petit rire. Et devine, un peu ! Il était là pour les Jeux Olympiques d’hiver ! On était tous les deux spectateurs pendant l’épreuve de Chumpy Pullin. C’est dingue, hein ?
– Trop fort, dis-je, en toute sincérité.
– Et on était aussi au concert de Pink. On a les mêmes photos. C’est comme si c’était écrit d’avance, tu vois ? Comme dans les films où t’as deux âmes sœurs qui se croisent tout le temps, destinées à se rencontrer, et puis un jour, ça arrive, et tout est parfait. Tu imagines la probabilité de rencontrer un mec comme ça sur Mysterychat ? Une chance sur quarante-douze milliards, à mon avis. Du coup, tu viendras avec moi, vendredi ? Maman voudra bien que je dorme chez toi, le soir. On pourrait retrouver Jacob au centre commercial, et puis toi, tu irais faire un peu de shopping pendant qu’on reste un peu tous les deux.
– Euh… (Ma voix s’étrangle et je déglutis pour essayer de m’éclaircir la gorge.) Je t’attendrai chez moi, et tu pourras passer après ton rendez-vous.
– Tu peux pas venir ?
– Non, j’ai promis à Riley de l’aider à faire un truc l’après-midi. Et puis bon, t’auras pas envie que je reste tenir la chandelle, quand même.
Sierra pince les lèvres d’un air déçu.
– Je pourrai rester jusqu’à lundi ? Ma mère est bénévole à une collecte de fonds pour un hôpital tout le week-end, et sinon, elle va engager quelqu’un pour me surveiller. T’y crois, toi ? Une babysitter !
Je suis contente qu’elle ne m’ait pas cuisinée sur les raisons de mon refus de l’accompagner.
– Et sinon, tu t’y es pris comment pour passer autant de temps sur Internet sans qu’elle s’en rende compte ?
– Elle pensait que je dormais. Elle ne sait pas que j’ai pris l’ordi de Cassy. Si Cassy le savait, elle serait furax. Elle penserait que j’ai fouillé dans ses dossiers. Genre, ça m’intéresse ! lance Sierra avec exaspération. Bon, en fait, cette fois-ci, elle ne m’a pas trop pris la tête, aux States. Sans doute parce que c’est elle qui est restée finir la saison avec papa et que c’est moi qui revenais en Australie. Tu te souviens, maman ne voulait pas qu’elle manque le lycée, parce qu’elle était en dernière année ? Du coup, il n’y avait que moi qui étais restée avec papa, et Cassy en avait fait tout un plat, à dire que j’étais la préférée de papa, et compagnie ? Ben maintenant, qu’elle n’est plus au lycée, et que c’est moi qui dois rentrer plus tôt, je crois qu’elle comprend que je ne le suis pas. La préférée de Papa, je veux dire.
Pendant que Sierra blablate, je regarde la lumière jouer sur sa peau brune, sans la moindre imperfection. Elle est dotée de la parfaite combinaison de gènes. Sa sœur a le même teint, mais une ossature plus large et des traits moins doux. Encore une raison, sans doute, pour qu’elle déteste tant Sierra : elle a sûrement l’impression d’être en compétition en permanence. Sérieux, parfois, je me dis que Sierra est même plus jolie que Taylor Wolfe. Ses cheveux sont toujours comme il faut, ne frisottent jamais. Elle a un tout petit nez et des yeux d’un bleu lumineux. Elle est la copine parfaite pour Jacob.
Je sens les larmes monter, mais je les ravale. Je pourrais me donner des gifles. Comment ai-je pu être aussi bête ? Penser que…
– J’ai tellement hâte ! s’écrie Sierra, qui est repartie sur son jour J. Qu’est-ce que je peux mettre ? Je me disais, mon nouveau top bleu.
Avec un haussement d’épaules, j’approuve d’un signe de tête. Quelle importance ?
– Et Callum, alors ?
Ma question est sortie un peu durement.
– C’est plutôt moi qui devrais te demander.
– Pourquoi ?
– T’es aveugle, ou quoi ?
– Pardon ?
Je fronce le nez.
– Il est à fond sur toi, me dis pas que tu n’as pas remarqué !
– Mais non, il est timide. C’est toi, qu’il aime bien, mais il me parle à moi, parce que je suis plus accessible.
Sierra secoue la tête et lève les yeux au ciel.
– Bon, pour ce que ça vaut, et au cas où tu aurais un petit quelque chose pour lui… J’ai un truc à t’avouer.
Sierra déglutit fort et baisse les yeux. Après avoir décroisé les jambes, elle prend une profonde inspiration et redresse les épaules, comme pour se préparer… C’est pas vrai, elle va m’annoncer qu’elle a couché avec lui.
– Quoi ?
– C’est vraiment la honte, mais il faut que je te le dise. Il ne s’est rien passé. J’ai été trop bête.
Elle passe les mains dans ses cheveux, le visage tout rouge.
– Comment ça ?
Je n’arrive pas à contrôler ma voix, devenue trop aiguë.
– Tu sais, l’autre jour, quand je t’ai dit que j’avais embrassé Callum ? En fait, non. J’ai essayé, mais il a reculé. C’était super-humiliant. J’étais saoule de chez saoule, et je croyais qu’il en avait envie, mais je me plantais. Le truc, c’est que les gens qui étaient à la fête nous ont vus, et certains ont cru que c’était vraiment arrivé. Du coup, j’ai fait comme si.
– Mais… pourquoi mentir ?
– Je sais pas… sans doute parce que je me suis fait rejeter, comme ça, devant tout le monde. J’avais la honte, mais jusqu’à l’autre jour, je n’avais compris que tu l’aimais bien. Genre, vraiment bien. Du coup, je te dis la vérité. Juste au cas où.
Alors là, je suis perplexe. Je ne sais pas quoi penser, ni comment réagir. Est-ce qu’elle a menti, l’autre jour ? Ou alors maintenant ? J’ai envie de lui raconter mes sentiments pour Callum, mais je n’ose pas, pour me préserver d’une humiliation potentielle. Je n’arrive pas à croire ce qu’elle vient de me balancer. Personne ne dit jamais non à Sierra. Elle obtient toujours ce qu’elle veut. Callum ne me choisirait pas, moi plutôt qu’elle. Personne ne le ferait.
– Au fait, qu’est-ce qu’elle a, Riley ? demande Sierra pour changer de sujet. Elle a pas arrêté de me lancer des sales regards, toute la journée. Au moindre truc que je dis. Qu’est-ce que je lui ai fait ? (Elle s’interrompt et se frotte les yeux.) Je parle peut-être trop des States. C’est ça, j’en fais trop ?
– Ben, non, tu as le droit d’en parler. Nous aussi, on raconte nos vacances. C’est juste qu’à côté, c’est moins palpitant.
– Et puis quand elle était allée aux îles Fidji, elle nous avait bassinés avec ça, on n’en pouvait plus. Et elle n’arrête pas avec Joel, non plus. Où est la différence ?
– Tu devrais peut-être en parler avec elle ?
– Alors, au sujet de Callum, on est au clair ?
Cette fois, Sierra me regarde droit dans les yeux, et c’est à mon tour de les détourner.
– Bien sûr. Je vois même pas pourquoi tu en reparles tout le temps.
Là, elle hoche la tête et son visage s’illumine.
– Bon, mon jour J. Je t’ai dit que c’est comme ça qu’on l’appelle ?
Juste cinquante-huit millions de fois. Au secours, abrégez mes souffrances !
La journée s’éternise et je n’arrive pas à me sortir de Sierra, de Jacob Jones et du jour J. À chaque anecdote que raconte mon amie, je me rends compte que je ne savais rien sur Jacob. Et son aveu à propos de Callum me trotte dans la tête toute la journée. J’ai vraiment envie que ce soit vrai, mais cette histoire n’a rien de logique. Sierra qui ferait des avances à Callum, et il dirait non ? Peu probable. Je ne sais pas si elle invente cette histoire pour être sympa, ou si elle dit la vérité pour être sympa. Tout est si épuisant, aujourd’hui.
Enfin, les cours se terminent et je suis bien contente d’être seule sur le chemin du retour. Les pensées tournent dans mon crâne et à chaque pas que je fais, ma colère grandit. Comme si c’était possible que Callum ait repoussé Sierra. Et si Sierra pensait qu’il me plaisait tant, pourquoi a-t-elle essayé de l’embrasser ? Sierra, Sierra, Sierra ! Je n’en peux plus, de la voir. Elle et son jour J… L’idée de la revoir demain au lycée me donne envie de hurler.
Toutes ces émotions ne me plaisent pas du tout.
Une boule se forme dans ma gorge. J’essaie de penser à autre chose que Sierra, Jacob Jones, le jour J, Callum et le baiser qui a peut-être eu lieu, mais on n’en sait rien.
Arrivée à la porte de chez moi, j’entre en espérant passer la cuisine sans devoir parler à maman.
– Bonjour.
Ma mère est assise à la table, le dos bien droit et un sourire immense sur le visage. Soit elle a pété un câble, soit elle a gagné au loto. Sous ses mains, une enveloppe.
– Salut, dis-je avec raideur.
Je voudrais juste aller pleurer dans ma chambre. J’ai besoin de me laisser aller. Respire lentement, me dis-je. Je souffle comme si j’avais une paille dans la bouche.
– J’ai une surprise, m’annonce maman.
J’attends, méfiante.
– Tu ne t’assieds pas ?
– Je devrais ? C’est une mauvaise surprise ?
– Houlà, tout va bien ? Le lycée ?
J’acquiesce, le feu me montant aux joues. Je ne sais pas d’où me vient ce gène qui me fait rougir. Maman n’en est pas atteinte, et papa ne l’était pas non plus. Ça doit être un genre de mutation, où tout part en sucette en s’associant.
– Bon, voilà qui devrait te faire sentir un peu mieux, déclare maman en me faisant passer l’enveloppe sur la table.
Je finis par m’asseoir pour l’ouvrir et il en tombe une brochure qui montre Vail Mountain, dans le Colorado. Par ailleurs, un papier présente un itinéraire à mon nom et celui de maman. Pour janvier de l’année prochaine. J’en ai une boule à l’estomac.
– Qu’est-ce que c’est ?
– J’ai réservé ! Aujourd’hui, m’explique Maman, dont le sourire est si large que j’aperçois sa couronne au fond. J’ai appelé Rachel pour savoir où elles séjournent, et j’ai loué un logement juste à côté, pour que tu puisses voir Sierra.
– Comment tu as pu être… aussi spontanée ?
Ma mère arrête de sourire.
– Spontanée ? Je réserve un an à l’avance, il me reste douze mois pour organiser.
– On ne peut pas se le permettre. Il va falloir que tu fasses des heures sup’, ou que tu passes de service de nuit. Tu es déjà plus souvent à l’hôpital qu’à la maison.
C’est faux, je délire complet. Elle n’y est que le matin, mais je n’ai pas d’autre argument. Tout ce que je me dis, c’est que je vais être à la ramasse derrière Sierra pendant deux semaines. Elle aura un look fabuleux, et je serai enterrée dans la neige jusqu’au cou. Elle emmènera sans doute Jacob… J’éclate en sanglots.
– Je veux pas y aller !
Je cours jusqu’à ma chambre, où je me couvre ma tête de mon oreiller et pleure si fort sur mon lit que j’en ai mal à la tête. Je recommence à faire comme si je respirais par une paille jusqu’à me calmer. Après avoir frappé un petit coup, maman entrebâille la porte.
– Tu veux en parler ?
J’enfouis ma tête pour pleurer encore.
– Non.
– Il s’est passé quelque chose avec Sierra, aujourd’hui ? Vous vous êtes disputées ?
– Je veux pas en parler, j’ai dit !
Après une pause, le rai de lumière disparaît et les bruits de pas s’éloignent. Je me sens encore plus mal.
Ce n’est pas comme si je pouvais couper les ponts avec Sierra : nos mères sont meilleures amies.
Elles sont grandi ensemble, ont fait l’école d’infirmières ensemble, se sont mariées à la même période, et nos pères étaient copains depuis déjà longtemps à ce moment. Elles ont décidé d’avoir des enfants en même temps, mais ma mère n’a pas réussi. Après cinq ans, sa FIV a fonctionné, et Rachel attendait Sierra quand maman est tombée enceinte de moi. Sierra et moi, on a entendu cette histoire des milliers de fois. À écouter nos mères finir les phrases l’une de l’autre quand elles la racontent, on croirait que c’est ensemble qu’elles sont eu leurs enfants.
Pour moi, Rachel a été comme une seconde mère. Quand papa est mort, elle était toujours là. Plus, en fait, que n’aurait voulu maman. Rachel consacrait tout son temps libre à ce qu’elle pensait utile pour nous. Je me rappelle avoir entendu maman se disputer avec elle dans notre cuisine.
– J’ai besoin de respirer, disait ma mère d’un ton sec.
– Pas de problème, je vais emmener Taylor faire un tour, avait répondu Rachel.
– Non, je veux qu’elle reste là.
– Je trouve qu’elle ne devrait pas être seule pendant que tu « respires », avait répliqué Rachel d’un ton sévère. Elle a besoin de beaucoup d’amour et d’attention, en ce moment.
Maman avait éclaté en sanglots.
– Je peux pas. J’y arrive pas.
– Je sais, avait dit Rachel en la prenant dans ses bras. On va faire en sorte qu’elle aille bien. On va s’en sortir.
Ce jour-là, j’étais allée dormir chez Rachel, et j’y étais restée un moment, le temps que maman prenne soin d’elle-même. Je me souviens que Rachel m’avait dit que j’étais « chez moi ». Là-bas, l’humeur était différente. Il y avait des rires. Si Sierra avait quelque chose de neuf, on me l’achetait aussi. J’avais mon lit, là-bas, avec ma couette à moi et une étagère dans l’armoire. Je suis devenue un membre de leur famille.
Quand je suis retournée avec maman, Rachel m’a dit que je n’avais pas à demander si je pouvais venir : leur porte était ouverte, même quand Sierra n’était pas là. Quand j’ai été plus grande, elle m’a même montré où on cachait la clé de leur maison. Son amour était sans limites.
Riley a tort au sujet de Sierra : elle n’est pas « dégueulasse ». Elle oublie avec une facilité impressionnante le monde qui l’entoure, c’est tout. Sa mère est un peu la mienne aussi, et elle, je l’aime comme une sœur. Je fais toujours beaucoup d’efforts pour ne pas être jalouse d’elle. J’imagine que ce qui concerne Jacob et Callum fait encore partie de ce processus.
Après avoir pleuré pendant ce qui me semble des heures, j’ai la gorge si sèche que je descends boire. En me dirigeant vers la cuisine, je résous de continuer à faire du sport. Je n’ai pas besoin d’avoir quelqu’un qui me donne envie d’être belle. Je veux être en meilleure santé et me sentir mieux dans ma peau, pour moi.
De retour vers ma chambre, je m’arrête à la porte de maman, qui est toujours ouverte. Elle dort. Je me sens nulle de lui avoir gâché sa surprise.
J’enfile mon pyjama et me brosse les dents, puis je retourne dans sa chambre me glisser dans son lit ; après la mort de papa, c’est ce que je faisais quand j’étais trop triste pour dormir seule. Bien au chaud, je me sens aimée et en sécurité.
Quand je me réveille, maman est partie. Son service commence à sept heures, alors elle doit être partie avant six heures et demie. Mon estomac me paraît vide, mais au coup d’œil, ce n’est pas du tout le cas. Je mets un jogging et des tennis pour partir courir. Je manque d’énergie et je trouve mes jambes lourdes et lentes. Glamour, quand tu nous tiens… Cependant, il n’y a personne pour me voir avec ma tenue ridicule et mon visage couvert de sueur, alors je m’accroche et m’efforce d’insuffler un peu plus de punch dans chaque foulée. Je suis à peu près sûre que mes yeux sont encore rouges d’hier soir, mais j’espère qu’au moins, mon visage aura repris sa teinte normale d’ici l’heure du lycée.
Quand j’arrive dans le self, Riley est déjà avec Callum et Joel.
– Coucou, Taylor, dit-elle, en s’étonnant devant mes yeux gonflés.
– Salut, Tay, me dit Callum, qui bloque sur mon visage. Il tapote Joel sur le bras, se lève et lui fait signe de le suivre.
– Ben quoi ? fait Joel.
– Viens, deux secondes.
– Pourquoi ?
Riley lui balance un coup de pied dans le mollet. Il me regarde, grimace et bondit de sa chaise. Les mecs détestent quand les filles sont en proie à l’émotion.
– Ça va ? me demande Riley une fois qu’ils se sont éloignés.
– Ça va. Je me suis disputée avec ma mère hier, et je me sens minable sur tous les plans. Je vais m’en remettre.
– Tu veux en parler ?
– Bof, je vais avoir mes règles, ça me met toujours à cran.
– Tay, tu sais très bien que ça n’a rien à voir. Et si tu lui parlais, à elle ? Que ce soit elle qui se sente minable, pour une fois.
– Et qu’est-ce que ça changerait ? C’est elle qu’il a choisie. Et de toute façon, c’est pas le problème.
– Tu trouves toujours des excuses à Sierra.
– Mais non. Elle ne sait même pas que j’ai chatté avec Jacob. C’est moi qui lui cache des trucs.
Riley regarde par la fenêtre.
– Tu ne vas quand même pas la couvrir vendredi ?
– Je voulais t’en parler. Elle me demandait de l’accompagner, alors je lui ai raconté que je devais venir t’aider après les cours.
Devant l’air réprobateur de mon amie, je reprends :
– Allez, qu’est-ce que je pouvais dire ? Elle m’a prise au dépourvu. S’il te plaît, Riley, je ne peux pas y aller avec elle.
– Tu n’as qu’à dire non, et point ! Sinon, bien sûr que tu peux venir. Joel devait être là, mais on n’avait rien prévu de spécial. De toute façon, tu sais ce qui va se passer, non ?
– Quoi ?
Riley me regarde comme si j’étais demeurée, puis prédit :
– Elle va se faire griller. Ses parents sont déjà remontés depuis le jour où elle a envoyé les photos de ses seins aux mecs, là. Mais cette fois, tu vas plonger avec elle. C’est ça qui m’énerve le plus. Elle se fiche royalement de qui elle entraîne dans sa galère.
– Aller passer quelques heures en ville un vendredi après-midi, c’est pas la mort. Et je n’aurai même pas à mentir pour elle. Je dirai juste à ma mère que je vais chez toi après le lycée. Sierra sera là quand je rentrerai. Tout colle.
– C’est toi qui vois, mais moi, je veux pas être mêlée à cette histoire. Après la fois où elle s’est barrée en douce avec Matt – tu te souviens ? Non, plus jamais je la couvre.
– Ah oui, dis-je en riant, elle était complètement à fond, alors qu’il était trop con !
Riley rit aussi, mais s’interrompt d’un coup. Je suis son regard : Sierra est arrivée. Une bouffée d’air lui arrive au visage quand elle pousse la porte, et ses cheveux volent derrière elle comme si elle tournait dans un clip. Elle sourit, révélant ses dents d’un blanc éclatant.
– Salut, les belles.
Je me sens mal qu’on vienne de parler dans son dos, et je rougis. Son sourire s’efface et elle demande :
– Il s’est passé quelque chose ?
– Oh là là, j’ai une sale tête à ce point ?
– Oui, répondent-elles en chœur.
Pendant la pause, je regarde mon visage dans le miroir. Il est moins bouffi que tout à l’heure, et on commence à me revoir le blanc des yeux. Mes prunelles bleues semblent grises et délavées en contraste avec le rouge restant. J’ai la peau pâle et terne, ce qui fait paraître mes cheveux plus noirs. Les taches de rousseur peu marquées sur mon nez ressemblent à un coup de soleil. Niveau coiffure, c’est un jour sans, ce qui n’aide pas. J’aurais dû bien sécher mes cheveux ce matin, et me faire un brushing. Je passe mes mains mouillées dessus, en espérant les lisser un minimum, mais je sais que ça ne va pas durer longtemps.
Je tire sur le devant de ma robe. Ça m’énerve qu’elle remonte comme ça, et les boutons ont l’air de ne tenir qu’à un fil, mais je refuse de prendre la taille au-dessus pour mon uniforme scolaire. Je recule pour me voir davantage dans le miroir. Je soulève un bras pour voir s’il est vraiment énorme, et je me tourne pour le regarder de profil. À ce moment, une autre fille arrive, et je fais comme si j’étais en train de partir.
Je retrouve les autres dans le réfectoire, qui est bondé : tout le monde essaie d’échapper à la chaleur de l’extérieur. Je garde les bras baissés pour masquer les auréoles de sueur que j’ai repérées dans les toilettes.
Je me serre entre Callum et Riley, de vraies sardines dans leur boîte.
– Alors, le jour J arrive. Qu’est-ce que tu as prévu ? dis-je en affectant l’enthousiasme.
Je sais que Sierra va vouloir en parler toute la semaine. Il va falloir que je m’en remette, et le mieux, c’est de ne pas reculer. J’ai stressé tout l’été à propos d’elle et Callum, alors je ne vais pas commencer l’année en me prenant la tête sur Jacob. Je ne l’ai pas perdu, sachant que je ne le connais même pas. C’est ce que j’essaie de croire, en tout cas.
À ma question, un grand sourire s’épanouit sur le visage de Sierra.
– On s’est parlé en vrai, hier soir ! Au téléphone ! (Elle prend une grande inspiration, l’expression rêveuse.) On a tant de choses en commun…
– Et si vous vous mariez, tu deviendras Sierra Carson-Mills-Jones ? dis-je en pouffant. Ou juste Sierra Jones ?
– Et imagine s’il avait un nom composé lui aussi, renchérit Callum. Genre, Jones-Smith. Tu serais Sierra Carson-Mills-Jones-Smith ! Et alors, si vos enfants épousaient quelqu’un qui porte un nom composé, ça donnerait Carson-Mills…
– C’est bon, on a compris.
Je donne à Callum un coup de coude amical dans les côtes. J’ai bien remarqué qu’il n’avait pas l’air contrarié par l’enthousiasme de Sierra au sujet de Jacob. Peut-être qu’effectivement, il ne l’a pas embrassée…
Nos échanges enjoués se poursuivent tranquillement. Riley a l’air agacée. Je souris devant sa moue en cul-de-poule.
– Vous avez rendez-vous où ? demande-t-elle sans préambule.
– On se disait, devant la boutique de cupcakes, et après, on irait prendre un jus de fruits.
– Wah, top sex ! se moque Callum.
– Je sais, admet Sierra. C’était mon idée, à l’origine, en me disant qu’il fallait prévoir un truc court au cas où, vous voyez, ce serait un gros naze, mais… (Elle s’interrompt avec un petit halètement.) Franchement, je pense que ça sera pas un problème.
– Bon, voilà ce qu’on va faire, dis-je. (Je regarde Riley, pendant que Sierra a les yeux sur l’un des mecs de première, de l’autre côté de la vitre.) Je vais chez Riley vendredi, après les cours.
– Ah ouais ? Cool, on pourrait tous aller à la plage, propose Joel.
– Merci de m’avoir invité ! s’offusque Callum.
– On n’allait pas faire la fête, hein, lui dit Riley. Tu peux venir, si ça te dit.
C’est bête, mais je me sens très contente que Callum ait envie de venir, alors qu’encore hier, j’étais toute retournée à cause de Jacob et Sierra.
– Oh, ne vous en faites surtout pas pour votre vieux pote Callum ! Bon, OK, je viens.
Riley lève les yeux au ciel.
– Bref, pour en revenir à Sierra et son beau gosse, dis-je en tapant sur l’épaule de l’intéressée, toujours fixée sur le mec. Tu m’appelles quand tu quittes le centre-ville. On choisira un endroit où se retrouver, et depuis là, on rentrera chez moi.
– D’accord. Tu en as parlé à ta mère ?
– Non, et je compte pas le faire. Je préfère ne rien dire plutôt que mentir. Et en plus, si elle sait que tu viens, elle va de suite appeler la tienne. Tu n’as qu’à rentrer avec moi après ton rencard. Je dirai que j’ai oublié de la prévenir que tu dormais chez nous.
– J’ai troooop hâte! s’écrie Sierra. Je crois que je vais éclater en attendant vendredi.
– Beurk, tu évites de nous déballer tes morceaux de cervelle et tes entrailles.
Nous faisons mine de ne pas entendre Riley, qui imite des bruits de vomissement.
La journée s’étire en longueur, mais enfin, la dernière sonnerie retentit. Épuisée d’avoir fait semblant, je me traîne à la maison, où je trouve maman dans la cuisine, en train de préparer le repas. Je lui dis bonjour et m’apprête à m’excuser, puis me ravise en me disant que ce n’est pas le bon moment. Peut-être quand on sera à table. Elle me salue comme si de rien n’était. Maman ne m’en veut jamais. Je vais dans ma chambre, où je retire mon uniforme pendant que mon ordi se lance.
Depuis que j’ai appris que Jacob avait choisi Sierra, j’ai évité de regarder mes mails, mais maintenant, ma curiosité reprend le dessus. Je me connecte, mais rien de lui. Mon estomac se retourne, mais je pense que ma réaction aurait été la même dans tous les cas. Je change très vite mon fond d’écran. Je ne veux jamais revoir ces abris pour bateaux.
Je retourne en bas, où j’aide maman à faire la cuisine.
– Ta journée s’est bien passée ? demande-t-elle.
– Ouais, ça va. (Je lui raconte quel prof j’ai pour quelle matière.) Et le boulot ?
– Je n’ai pas arrêté. J’étais presque tout le temps à l’accueil des urgences, et c’était le défilé ininterrompu des patients.
J’adore écouter maman raconter son travail à l’hôpital, mais je l’interromps pour enfin lui dire :
– Je suis désolée, pour hier soir.
Elle me sourit et hoche la tête sans rien dire. Elle voit bien que je n’ai pas fini. Les yeux au sol, j’ajoute :
– Et merci d’avoir réservé nos vacances. Je suis sûre que d’ici là, je serai super-contente d’y aller.
– Tu veux qu’on parle de ce qui s’est passé ?
Maman n’insiste jamais. Après la mort de papa, on a fait quelques séances de psy ensemble, et l’un des exercices consistait à ne pas pousser l’autre à parler. Ça permet à celui qui est bouleversé de prendre le temps de faire le tri de ses sentiments sans subir de pression pour en discuter. Ma mère est beaucoup plus douée que moi, qui continue de pratiquer le rentre-dedans. Elle ne le fait jamais, même quand elle a passé une mauvaise journée.
– Non, pas vraiment. Je veux dire, Sierra n’a rien fait de spécial… (J’en reste là.) Vendredi, j’irai sans doute chez Riley, après les cours.
Je ne mens pas, mais j’en ai l’impression, et je me déplace d’un pied sur l’autre.
– Elle va bien ?
– Oh, oui. De nouveau avec Joel, dis-je en riant.
– Ah, ouf ! (Ma mère rit aussi, et porte la main à sa gorge.) Je priais jour et nuit pour que ça s’arrange entre eux. (Je pouffe devant son air théâtral.) Et Callum, comment va-t-il ?
– Il a des dents parfaites dis-je en rougissant. Tu devrais voir ça. En fait, tu peux, je les ai prises en photo.
Je sors mon téléphone pour lui montrer Callum sans son appareil.
– Super. Ses parents doivent être ravis que ça ait aussi bien marché.
– Ses parents, je sais pas, mais lui, oui. Il n’arrête pas de sourire.
– Et Sierra, alors ? Elle se pose, après son grand voyage ?
– Oui, mais elle râle toujours qu’on lui interdise tout.
– Là-dessus, on ne peut rien reprocher à Dave et Rachel.
– Sans doute.
– Tu auras fini vers quelle heure, vendredi soir ? Si c’est après dix-huit heures, je peux passer te chercher.
– Maman, il fait encore jour deux heures après…
– Je sais, mais l’heure de pointe sera terminée, alors je n’en aurais pas pour longtemps à venir chez Riley.
– Si c’est après six heures, je t’appelle.
Ma mère paraît satisfaite par ma réponse. Je fais le calcul : d’ici là, Sierra sera rentrée… non, ce sera plutôt vers dix-neuf heures. J’ajoute :
– Ils parlent de commander des pizzas.
Maintenant que ma mère a établi que je ne rentrais pas à pied après dix-huit heures, elle ne paraît pas ennuyée.
Pendant le dîner, nous bavardons encore, mais je n’arrête pas de repenser à Sierra et Jacob, réunis pour leur rendez-vous. Je redoute les trois jours restants que je vais passer à entendre mon amie délirer sur son jour J.
Le fameux vendredi est là, et Sierra débarque en cours maquillée comme jamais. Elle répète à qui veut l’entendre qu’elle n’arrive pas à croire qu’on y est enfin, qu’elle a une chance de folie, et que c’est fabuleux d’avoir rencontré son âme sœur sur Mysterychat. À la fin de la journée, elle se rue aux toilettes pour aller revêtir son short à la Taylor Wolfe avec son nouveau top bleu.
– Alors ? me demande-t-elle, même si elle connaît déjà la réponse.
J’émets un sifflement admiratif en lui prenant le bras. Avec un petit rire, elle s’approche du miroir pour retoucher son maquillage.
Riley vient m’attendre, et appuyées sur le mur, nous bavardons pendant que Sierra continue de se tartiner le visage. Riley, toujours pessimiste, est persuadée que Sierra va m’attirer des ennuis.
– Je dois appeler ma mère si on arrive après dix-huit heures, avertis-je Sierra. Mais tu seras de retour avant, non?
– Oui, souviens-toi, c’est un premier rencard vite fait. Je t’appelle au moment où je pars du centre-ville. Ça ne sera pas après six heures.
– J’ai déjà entendu ça, marmonne Riley.
– Quoi ? se fâche Sierra qui lui fait face, une main tenant sa brosse à cheveux, l’autre sur la hanche. Riley, tu m’as fait la gueule toute la semaine. Qu’est-ce qu’il y a ?
– Rien, répond celle-ci aussitôt.
Sierra lui envoie un regard noir avant de se retourner vers le miroir, et Riley m’annonce :
– Je t’attends dehors.
Une fois que Sierra a terminé, nous sortons retrouver Riley. Callum et Joel sont là. Nous traversons ensemble le terrain du lycée, et Sierra attire beaucoup l’attention. Des garçons comme des filles. Un garçon de notre âge l’observe avec un tel intérêt qu’il rentre dans quelqu’un et trébuche. Sierra fait mine de ne pas remarquer, mais le petit sourire sur ses lèvres la trahit.
Quand nous arrivons au portail, je l’embrasse.
– Bonne chance ! J’espère qu’il sera génial.
– Moi aussi ! (Elle s’arrête dans son mouvement.) Je t’adore !
Elle m’embrasse encore, puis part vers la gare d’un pas léger. Je la suis du regard, et je me déteste toujours autant de la détester.
– Taylor Gray, tu es bien plus sympa que moi, commente Riley en secouant la tête.
Si elle savait comme je suis jalouse intérieurement…
Le temps que nous atteignions la maison de Riley, son humeur s’est améliorée. Dès notre arrivée, Joel et Callum se mettent en short de bain pour foncer faire des bombes dans la piscine. J’entre saluer la mère de Riley.
– Bonjour, Kirsty.
Poppy, la petite sœur de Riley, entre dans la cuisine en tenue de danse. Kirsty attrape les clés sur le comptoir.
– Bonjour, me dit-elle. Désolée de partir juste au moment où vous arrivez, mais on est en retard. Les cours de danse reprennent déjà.
Elles disparaissent dans le garage, Poppy toute souriante.
Riley nous verse quatre verres d’eau glacée et coupe un citron vert, dont elle place des rondelles sur nos verres, puis le reste dans une carafe. Nous emportons le tout dehors.
Nous nous allongeons dans les chaises longues et sirotons nos boissons en regardant les mecs délirer dans l’eau. Voyant Riley bien installée, Joel sort de la piscine et vient essayer de la prendre dans ses bras.
– Me touche pas ! couine-t-elle.
Avec un rire, il replonge.
Callum sort aussi et me regarde depuis le bord de l’eau, et je lui renvoie un regard meurtrier.
– T’as pas intérêt, dis-je en affectant de ne pas vouloir qu’il m’approche.
Il rit et retourne dans l’eau avec un saut périlleux arrière qui m’offre une vue impeccable sur son corps bronzé et tonique. Je reste à regarder l’eau en imaginant comme sa peau serait fraîche sous mes doigts.
Callum est la distraction parfaite, mais quand une heure se transforme en deux, je me remets à penser à Sierra.
– Vous ne devez pas être chez toi d’ici six heures, avec Sierra ? me demande Callum.
J’ai le cœur serré chaque fois qu’il parle d’elle. Ils se sont embrassés, ou pas ?
– Non, je dois prévenir ma mère si je rentre plus tard.
– Dans ce cas, tu vas pouvoir sortir ton téléphone.
Je regarde l’heure.
– J’attends le coup de fil de Sierra. Elle a encore vingt minutes. Elle va pas tarder à m’appeler, maintenant.
– Mais bien sûr. Tout comme elle a passé la nuit chez moi, la fois où elle s’est barrée avec Matt, me rappelle Riley.
À ce moment, mon téléphone sonne. C’est elle. Un grand sourire aux lèvres, je tire la langue à Riley avant de répondre :
– Coucou, Sier…
Elle me coupe avant que je puisse rien dire d’autre.
– Oh, mon Dieu ! Je plane complet ! Il est top ! (Sa voix est partie dans les aigus, alors elle baisse d’un ton.) Il a plus de dix-huit ans, c’est clair, mais bon, moi aussi j’ai menti sur mon âge, alors on est quittes. Et les mecs plus âgés, ils sont tellement plus sexy ! T’imagines, Tay, on s’est déjà embrassés !
J’écarte le téléphone de mon oreille pour éviter de devenir sourde.
– Pas besoin de t’inventer une excuse pour partir plus tôt, alors ?
Je ris un peu trop fort. La jalousie est de retour, et je sens le rouge me monter aux joues. Je n’arrive pas à croire que j’ai vraiment envie qu’il soit nul et que ça ne marche pas entre eux.
– Non, c’est l’inverse ! Je veux passer la nuit avec lui.
– Quoi ? dis-je, en panique.
– Allez, Taylor ? Tu veux bien me couvrir ? Je le ferais, si c’était toi.
– Ah, non, Sierra. Pas moyen. Tu prévois ça pour une autre fois.
– Je reviens demain matin, à la première heure ! Tout ira bien.
– Et si ta mère appelle la mienne ? Ça suffit pour que tu te fasses choper.
– Elle le fera pas, elle est au week-end caritatif. C’est elle qui organise la collecte de fonds. Allez, une nuit, c’est rien du tout. Je serai chez toi très tôt, demain matin. Promis !
– Et quand ta mère saura que tu n’es pas restée chez moi ? Dès qu’elle aura parlé à la mienne, elle sera au courant.
– Je lui dirai que finalement, je suis allée chez Izzy. Je te demande pas de mentir, juste de ne rien dire. Tout va bien se passer. C’est juste une nuit, pas de quoi en faire tout un plat. (Elle s’arrête.) Ah, on y va. Je dois te laisser, je t’adore !
Elle raccroche, me laissant abasourdie. Riley attend, les yeux rivés sur moi.
– Attends, je devine, dit-elle. C’est le gars le plus craquant qu’elle ait jamais vu, et elle passe la nuit avec lui. Pour une surprise…
– J’y crois pas…
– Mouais, classique, comme histoire. Elle est trop égoïste. J’espère que tu ne vas pas mentir pour elle, Taylor. Laisse-la se faire prendre.
– Mais elle le connaît, au moins, ce type ? demande Callum, qui écoute avec Joel depuis la piscine. Merde, alors.
– Oh, mais oui, trèèèès bien, exagère Riley avec un rire mauvais. Ils se sont rencontrés la semaine dernière sur Mysterychat. Quelle pétasse, alors, elle est trop bête !
– Houlà ! fait Joel, imité par Callum.
– Tu es dure, ajoute Callum d’un ton moqueur.
– Ben, elle m’a quand même abusé de ma confiance l’autre fois, avec Matt. Et j’ai menti pour elle.
– Oui, mais il ne s’est rien passé, lui rappelle Joel, qui est toujours la voix de la raison. Tu n’as pas eu de soucis avec tes parents, et elle non plus.
– C’est pas le problème. Elle n’est pas revenue au moment où elle m’avait dit, et j’ai grave flippé. Elle se foutait éperdument de me mettre dans la merde. Et c’est clair, ça la dérange pas non plus de faire pareil à Taylor. Et Tay, qu’est-ce qu’elle peut faire, maintenant ?
Pendant que Riley continue de s’énerver toute seule, j’envoie vite un message à ma mère :
On commande des pizzas. Je t’appelle quand je suis prête.
Elle répond tout de suite :
Pas de pb. Amuse-toi bien.
De plus en plus angoissée, je suis au bord des larmes. Et maintenant, je fais quoi ?
– Mince, et comment je saurai si Rachel a appelé ma mère ?
– On s’en fiche, décrète Riley. Laisse-la se griller toute seule !
Je traîne aussi longtemps que possible chez Riley, mais quand Callum annonce qu’il doit rentrer, j’envoie un texto à ma mère pour qu’elle vienne me chercher.
– Tu voudras qu’on te dépose, Callum ?
– Si ça ne vous dérange pas.
Tu parles, il vit à deux rues de chez nous. Quand ma mère arrive, j’ai l’estomac en boule. Après avoir dit au revoir à Riley et Joel, je monte à l’avant. Maman ne demande pas où est Sierra, donc elle ne doit pas avoir eu Rachel. Je respire un peu plus facilement. Callum fait la conversation à ma mère tout le trajet, ce qui me permet de moins stresser. Si Sierra revient demain matin, tout ira bien. Ce sera à elle de raconter à maman qu’elle a dormi chez Izzy, et ce qu’elle inventera avec sa mère en rentrant chez elle, ce sont ses affaires. Il me suffit de ne pas parler d’elle, et tout va rouler.
– Je suis crevée, dis-je une fois à la maison. Je vais aller me coucher, je crois.
J’embrasse maman, qui me serre dans ses bras.
– Bonne nuit, ma chérie, dit-elle avec chaleur.
Allongée sur le dos, je garde les yeux ouverts dans l’obscurité. Je me demande si Jacob a dit à Sierra qu’il avait aussi chatté avec moi pendant des heures. La honte, sérieux… J’aurais dû en parler à Sierra tout de suite. Si elle le découvre maintenant, elle comprendra pourquoi j’étais bizarre toute la semaine. Si ça se trouve, ils sont en train d’en rire, à l’heure qu’il est ! Quoique, sans doute pas… Je secoue la tête et m’efforce de ne pas m’imaginer à quoi ils sont occupés à cet instant.
À SUIVRE…